La politique culturelle de la France
après Malraux
métamorphoses ou caricatures des rêves de
l'écrivain-ministre ?
MALRAUX et la figure de l'Homme :
«
Le problème qui se pose pour nous, aujourd'hui, c'est de savoir si, sur cette
vieille terre d'Europe,
oui
ou non, l'homme est mort » : le 4 novembre dernier, il y a eu 70 ans qu'André
Malraux a
prononcé
ces mots à la Sorbonne, dans une rencontre de l'Unesco. Il ajoutait : «
l'Europe n'est pas
plus
ravagée et sanglante que la figure de l'homme qu'elle avait espéré faire (…)
nous aurons
changé
beaucoup si nous pouvons faire que l'Europe (…) conçoive enfin une idée de
l'homme
qu'elle
puisse regarder en face ». Au fil d'un long développement, celui qui
deviendrait – douze ans
plus
tard et pour dix ans – le premier ministre chargé des Affaires culturelles
affirmait que les
valeurs
de transcendance de notre continent étaient « devenues des valeurs culturelles
». Il
soulignait
« l'inquiétant privilège de nous vouloir héritiers de tout le passé » tout en
déplorant que
l'Européen
abandonne lui-même ses valeurs au premier rang desquelles il mettait la volonté
de
conscience
et la mise en question de l'univers.
Évoquant
l'immense confusion du monde, il n'excluait pas, dans sa péroraison, la mort de
l'Europe
et
formulait le souhait que « toutes les cultures mourantes (puissent) avoir une
aussi belle mort !».
C'est
dans cet éclairage tragique et en assumant les nombreux jours de peine de sa
vie personnelle
que
Malraux ministre a bâti un ministère, contre l'avis de son premier Premier
ministre et avec
l'appui
du président de Gaulle qu'il couvrit du terre à terre dans un dialogue que Jean
Cassou
qualifia
de coït intellectuel. Je doute que, depuis bientôt cinquante ans, la vingtaine
de ministres qui
se
sont succédés rue de Valois aient eu, avec leurs présidents, des coïts
intellectuels. Mais on peut
reconnaître,
après Jack Lang, que « la vision quasi religieuse de Malraux (…) a mis très
haut le
diapason
des politiques culturelles ». En 2008, Jean-Jacques Aillagon, quatre ans après
avoir perdu
le
portefeuille ''culture'', a reconnu aussi « un attachement quasi religieux (de
la France) pour ce
ministère
» en le déplorant ; il ajoutait que, de Sirius, il verrait « des avantages dans
le système
d'avant
1959 : des actions culturelles sans ministère ».
Seul
rival – en temps passé rue de Valois – du fondateur du ministère, Lang a
annoncé d'abord qu'il
voulait
être au service d'un projet de civilisation mais il a surtout soutenu que ses
prédécesseurs «
avaient
perdu la foi en la force de l'esprit et de la volonté ». Après avoir suggéré
que la mission de
son
ministère était peut-être de réussir puis de disparaître, il a énoncé, en 1992,
alors qu'il régnait
rue
de Grenelle et rue de Valois, qu'il fallait qu'on ne sépare plus jamais
l'Éducation Nationale et la
Culture.
Mais il était conscient que la part Culture de ses missions était la plus
chatoyante et il
reconnaissait
que sa fonction ministérielle l'obligeait à s'intéresser d'abord à la culture
de son temps.
Jean-Paul
Aron qui siégea à son cabinet déclara plus crûment : le ministère de la Culture est un
ministère de l’air du temps. Ce qui était vrai dans les années 80 le reste sans doute
dans notre
tumultueux
XXIème siècle. Mais j'aimerais que mes propos s'éclairent aussi d'une réflexion
récente
d'un
Breton rarement subventionné qui fait vivre la culture de l'Argoat à l'Armor, Jean
Kergrist, qui
fonda
malicieusement son TNP – le Théâtre
national portatif : « entre la culture déclamatoire de
Malraux
et la culture paillettes de Lang, je me suis toujours senti ailleurs ». C'est
peut-être aussi
ailleurs
ou contraints par le poids des médias que se sont trouvés les décideurs des
politiques
culturelles
depuis l'an 2000.
Quarante
ans précisément après le dernier soupir d'André Malraux, on doit se réjouir que
les
Amitiés
internationales André Malraux et le CEVIPOF nous fassent dialoguer sur « La
réception de
Malraux
aujourd'hui ». Et je remercie vivement Janine Mossuz-Lavau de m'avoir demandé
de
réfléchir
sur La politique culturelle de la
France au XXIème siècle afin de voir si ce
qui se dessine
actuellement
correspond ou non à des métamorphoses progressives ou à des caricatures des
rêves
d'André
Malraux ? Dans la mesure même où cette séance est animée par la première ministre
de la
Culture
du quinquennat du président Hollande dont le témoignage est forcément capital,
j'ai choisi
de
présenter un rapide tableau des évolutions en remontant jusqu'aux années 70,
sans perdre de vue
ce
que m'écrivait Jacques Rigaud en 2007 : « rien de nouveau sous le soleil du
Pouvoir »1.
La Culture et ses publics
Comme
vient de l'indiquer la professeure Françoise Benhamou, on a « glissé
subrepticement de la
'culture
cultivée' (dont Malraux souhaitait qu'elle soit accessible au plus grand
nombre) à un monde
culturel
dont le périmètre est devenu aussi vaste que flou, agrégeant les industries de
loisirs, les
industries
créatives, le monde du numérique aussi bien que les activités marchandes et non
marchandes
liées au spectacle et au patrimoine ». Les grands enjeux, selon cette
économiste, « se
situent
dans la relation particulière de la culture avec ses publics ». La grande ombre
du non-public
qui
poursuivait, en mai 68, les prescripteurs de l'action culturelle rêvant à la
révolution, est donc
présente,
plus que jamais. L'actuel Premier ministre a pu parler d'un apartheid à propos
des
quartiers,
notamment dans la grande banlieue où – comme l'a noté Madame Benhamou -
paupérisation, discrimination ethnique,
déqualification vont de pair avec les incompréhensions
culturelles.
1
En me dédicaçant son ouvrage, Le
Prince au miroir des médias Machiavel 1513-2007, Paris, Arléa.
La
question d'une impossible acculturation est posée en même temps que celle d'une
assimilation
totale
s'opposant à une intégration respectueuse des cultures d'origine. Dans La cause du peuple, en
2016,
Patrick Buisson a poursuivi ce procès en exhalant son regret des choix faits
pendant la
présidence
Sarkozy. Il y déplorait qu'on permette « à chacun de conserver son identité au
sein de la
non-identité
française » en respectant plus « les pratiques exogènes des étrangers (que) la
tradition
intérieure
des autochtones »2. Dès
2008, la grande déculturation était déplorée, sous ce titre, par
Renaud
Camus ; il dénonçait « l'incursion formidable de la masse dans ce qui était le
sanctuaire de
l'individu
(…) de l'intimité avec l'art et avec la pensée ». Il regrettait « l'avide
docilité face aux lois
du
marché » ; il dénonçait « l'hyperdémocratie, structurellement incapable
d'élever les niveaux
culturels
moyens et inférieurs, ne (remportant) de victoires démocratiques qu'en
abaissant le niveau
supérieur,
au point de l'avoir fait à peu près disparaître, avec la classe cultivée qui en
était la
condition
autant que l'expression ».
Face
aux déclinistes, Madame Aurélie Filipetti a su affirmer les oeuvres de l'esprit
comme âme
d'une civilisation, reflétant des valeurs, des
traditions, une histoire et les manières de les subvertir.
Elle
nous a rappelé que le patrimoine était « le bien populaire par excellence » et
qu'il fallait
reconnaître
le « patrimoine industriel, témoignage de l'histoire sociale ». Elle s'est
prononcée pour
la
conquête de l'espace public numérique, celui où « la rencontre avec les publics
est la plus réactive
».
Soulignant que « la société se fragmente et que règne la tentation du repli
(voire) des
extrémismes,
elle a affirmé que la culture réunit et libère, étant « un secteur dynamique ,
tourné vers
le
risque, l'audace ». Mais, en évoquant les manières de subvertir les traditions,
elle a conforté des
critiques
de droite qui rêvent à la disparition de son ministère en déplorant que les
théâtres
subventionnés
renvoient trop souvent au chaos du monde3. Proche du Front National, Robert
Ménard,
maire de Béziers, a retrouvé les accents de l'extrême-droite de la fin des
années 70 pour
dénoncer
dans le ministère de la Culture « un véritable ministère de la propagande
nihilogauchiste
».
Il fait partie de ceux qui jugent légitime la révolte « devant la perspective
de devenir autre chez
soi,
étranger sur son propre sol ». Surfant sur la peur d'un envahissement par des
migrants, son
journal
municipal reflète la pensée de Patrick Buisson saluant dans la révolte
identitaire «
l'attachement
des plus modestes à une identité-mode de vie » et rêvant qu'on chante à la
Nation la
romance de sa grandeur. C'est dans cette perspective que surgit l'idée d'une
maison de l'histoire de
France,
projet annoncé par le Président de la République le 13 janvier 2009. Pour son
gourou
idéologique,
« d'accommodement en renoncement, de compromis en compromission » on
2
Éditions Perrin, p. 239.
3 C'est
ce dont Brigitte Salino vient de féliciter François Le Pillouër, resté plus de
22 ans à la tête du Théâtre National de Bretagne,
établissement
culturel héritier d'une des maisons de la Culture des années Malraux ( Le Monde, daté du
8.11.2016. 4 Patrick
Buisson,
o.c., pp. 244-245.
abandonna
le projet d'élaborer « la grande fresque d'un destin collectif (… au nom de la
sacro-sainte
diversité,
pour ériger) une sorte de monument au masochisme national »4.
Le périmètre d'action du ministère de la Culture
Si
l'on étendait à toutes les régions et métropoles la logique des dispositions
prises en faveur de la
collectivité
territoriale de Corse, le périmètre d'action du ministère de la Culture serait
une peau de
chagrin
d'autant que les prérogatives de l'Europe pèsent aussi sur son devenir. Le
chapitre 6 et
dernier
du livre d'analyses de Françoise Benhamou vient de rappeler qu'ayant moins
d'argent, le
ministère
se devait d'avoir « plus de souffle, d'idées et de convictions » et qu'il lui
fallait « rompre
avec
les impatiences infondées et le culte des résultats de court terme ».
Malheureusement le rythme
qu'impose
le système du quinquennat et du lien entre les élections présidentielle et
législatives est
peu
propice à des vues de long terme. Or Malraux nous l'a appris jadis : exercer le pouvoir, c’est
jouer le destin, donc l’avenir. Même si, en 2017, le budget de la rue de Valois va être de
nouveau en
croissance
– ce qui a suscité une réaction amère de Fleur Pellerin disant qu'on aurait pu
éviter les
deux
baisses antérieures - les politiques de diffusion descendante sont de moins en
moins légitimes
tandis
que les liens entre chef de l'État et titulaire du portefeuille culturel n'ont
jamais retrouvé
l'intensité
du dialogue Charles de Gaulle – André Malraux, un couple entreprenant pour reprendre
les
mots que je viens de publier dans Espoir
– la revue de la Fondation de Gaulle -
Malraux
voulait que les gens qui en étaient dignes puissent accéder à l'art. Il croyait
à la révélation
plus
qu'à l'éducation. Autodidacte métamorphosé en écrivain, il avait témoigné d'un
pessimisme
assez
lucide en proclamant : c'est
entre 18 et 20 ans qu'on achète l'essentiel de son bagage culturel
et que la plupart des gens n'achètent rien. S'il n'a jamais cru au malin qui enseignerait l'amour de
l'art,
celui qui s'était rêvé ministre du Rayonnement Français proclama de vastes
ambitions et son
espérance
: que la connaissance demeure à l'Université et qu'apprendre à Aimer soit sa
vraie
mission.
Nous connaissons sa simple définition de l'amour : TU M'ES NÉCESSAIRE ! Les
statistiques
sur les pratiques culturelles des Français n'ont pas démontré que, dans leur
masse, ils
voulaient
proclamer que la Culture leur était nécessaire. Sur les hauteurs de
Ménilmontant, le
Théâtre
de l'Est Parisien afficha longtemps vouloir « mettre un terme à ce privilège
social qu'était
la
culture ». Cependant Guy Rétoré, l'un des intercesseurs culturels du projet
Malraux, n'a pas craint
de
dire, dès 1964, avec une rageuse amertume4 : « nous avons abandonné un certain nombre
d'individus
qui n'ont pas voulu s'intéresser à nos programmes, parce qu'ils préfèrent la
belote, et le
pastis.
Ceux-là ne viendront jamais ».
4
Déclarations publiées dans Affrontement,
n° 27, avril 1964 et reprises dans
l'ouvrage collectif L'animation culturelle,
Les
éditions ouvrières, 1964, pp. 72-76.
Pour
le texte définissant les objectifs de son jeune ministère – simple regroupement
de services en
janvier
1959 - le vénérable directeur général des Arts et Lettres avait proposé à
Malraux un texte
classique.
Jaujard, haut fonctionnaire vieilli sous le harnois des IIIe et IVe
Républiques, n'oubliait
pas
le temps des Beaux-Arts et siégeait d'ailleurs à l'Académie du même nom. Il
soulignait donc le
rôle
éducatif qu'aurait pu avoir le nouveau ministère :«Il est constitué un ministère des Affaires
culturelles dont la mission est de promouvoir,
encourager et répandre l’éducation et l’action
culturelles et artistiques sous toutes leurs formes
et d’assurer la protection et la mise en valeur du
domaine national ». Le décret du 24 juillet 1959 a fixé autrement la barre, dans
la ligne gaullienne
et
malrucienne
– la grandeur de la Princesse
France indispensable à son rayonnement,
– l'idée que l'art se révélait aux publics s'ils le désiraient
réellement.
Le
décret de juillet 1959 a donc déployé de vastes objectifs :
«
- Rendre accessibles les oeuvres capitales de l’humanité et d’abord de la
France, au plus
grand
nombre possible de Français ;
-
assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel ;
-
favoriser la création des oeuvres de l’art et de l’esprit qui l’enrichissent ».
Le
premier objectif a été réitéré dans l'article premier du décret du 16 avril
2014 précisant les
missions
du ministère même si l'on a jugé nécessaire de l'expliciter par six
paragraphes. A 55 ans de
distance,
la vision malrucienne s'est trouvée validée tandis que s'effaçaient les
réticences du premier
Premier
ministre de la Cinquième République comme celles de son troisième président.
Avant son
échec
de 1981, Valéry Giscard d'Estaing avait choisi de faire pilonner une plaquette
de la
Documentation
Française, Des chiffres pour la culture et d'exiger l'impression Des
chiffres pour le
Patrimoine plus
flatteurs pour son septennat. Pour sa part, c'est seulement à la fin des années
80 que
Michel
Debré avoua, dans ses Mémoires :« Une politique culturelle est une formule trop ambitieuse
pour
un ministre et même pour l’État ! Je ne vois que la protection du patrimoine et
son
enrichissement
qui puissent être l’apanage et une obligation de l’autorité »5. Parmi les actuels
candidats
à la Présidence de la République, seul Jean-Frédéric Poisson affiche sa volonté
de
supprimer
le ministère de la Culture –« qui nous dit ce qu'est la culture officielle, qui
méprise tout
ce
qui n'est pas lui et qui engage des politiques sélectives » n'intéressant
personne. Même si aucune
rubrique
'Culture' ne vient de figurer dans la double page que Le Monde consacrait,
samedi 19
5 Gouverner autrement 1962-1970, Paris, Albin-Michel, 1993, p. 191 du tome IV des mémoires de
l'ancien premier
Premier
ministre de la Cinquième République. .
novembre
2016, aux programmes des sept candidats à la primaire de la droite et du centre6, l'ombre
de
Malraux continue de veiller heureusement sur la persistance du ministère qu'il
fonda.
Mais,
depuis vingt ans, un spectre hante les décideurs qui recherchent les voies pour une
refondation de la politique culturelle . Ces mots sont d'ailleurs ceux d'un rapport signé jadis par
Jacques
Rigaud. Ancien directeur du cabinet de Jacques Duhamel, il savait qu'après
Malraux, son
ministre
avait souhaité continuer puis COMMENCER. Il a pour sa part, en fondant
l'association
pour
le mécénat culturel et en présidant aux destinées de RTL, cherché à ce que
l'action culturelle
s'appuie
sur les ressources les plus diverses et les moyens de médiatisation les plus
nombreux. Dans
la
France du 21ème siècle, des voeux semblables persistent, parfois déformés dans
le cadre des
campagnes
électorales. Ainsi les 65 signataires qui viennent de dire « Stop au
Hollande-bashing » -
pour
l'essentiel issus de la nomenklatura culturelle – ont bien à tort crédité le
président de la
République
d'une sanctuarisation du budget de la
culture 7.
Les
réticences de Matignon n'avaient pas permis à Malraux d'obtenir la tutelle sur
les services
culturels
rattachés au ministère des Affaires étrangères. Il a fallu attendre le décret
de 2014 pour
qu'on
inscrive l'association des décideurs culturels à la politique du ministère des
affaires
étrangères.
Le vrai manque touche plutôt à l'association éducation et culture, en dépit des
tentatives
de
Catherine Tasca et Jack Lang au début de notre siècle. Dans les années 60, les
associations
d'éducation
populaire avaient été renvoyées sans hésitation vers l'Éducation nationale. Le
ministère
ne
réclama la tutelle que sur les seules
associations participant à l'action culturelle animée par ses
services, surtout si elles animaient ou préfiguraient
une maison de la Culture8. Il
s'était donc
montré
moins convaincant que le Haut Commissaire à la Jeunesse et aux Sports qui avait
obtenu
alors,
par une loi-programme, 90 millions de francs (MF) pour la construction
d'équipements
socioéducatifs
tandis que, pour des besoins évalués à 10 MF, la rue de Valois n'obtenait que
1,85
MF
!
Le
ministre d'État chargé des affaires culturelles attendait beaucoup, l'essentiel
peut-être, des
maisons
de la Culture, ses chères cathédrales du XXe siècle. Mais, tout spécialement
dans ce
domaine,
et malgré quelques interventions présidentielles en sa faveur, le ministre et
le tandem
Picon-Biasini
se sont heurtés aux oukases du ministère des Finances. En 1966, l'inspecteur général
Hoppenot,
s'il reconnaissait des mérites aux maisons parce qu'on y rassemblait de quoi «
alimenter
la
vie spirituelle de tous ceux qui (voulaient) bien s'y retrouver », affirmait
nettement : « la mission
6
Voir le supplément daté du 19 novembre 2016, « Primaire de la Droite. Bataille
de positions »
7 Le journal du Dimanche daté du 20 novembre 2016, p. 30.
8 Note
du directeur du Théâtre, de la Musique et de l'Action culturelle (30 juillet
1962).
tracée
aux maisons de la Culture, leur nom même sont trop ambitieux ». Ce jugement se
télescopait
avec
l'espérance de Malraux, affirmée talentueusement à Amiens, voici cinquante ans,
le 19 mars
1966
: le problème de notre civilisation « n'est pas du tout celui de l'amusement »
: la culture, c'est
ce qui répond à l'homme quand il se demande ce qu'il
fait sur la terre. Et pour le reste, mieux vaut
n'en parler qu'à d'autres moments, il y a aussi les
entractes.
Est culture la connaissance qui féconde
Dans
sa décennie au pouvoir, Malraux n'a pas dévié de la conviction qu'avait énoncé
son ami
Gaëtan
Picon dont il avait fait le successeur de Jaujard : « Est culture la
connaissance qui féconde
celui
qui la porte, et celle-là seule... »9. Mais les technocrates, spécialement rue de Rivoli, se sont
méfiés
de ce directeur général qui avait pu dire : « les Maisons de la Culture (...)
exigeaient
d'exister.
L'existence des maisons de la Culture est là pour prouver que le ministère des
Affaires
culturelles
est bien autre chose que la promotion de l'ancien Secrétariat d'État. Rien
n'est fait : tout
est
à faire. Rien n'est garanti : tout est à risquer. Par nous. Par vous ». Les
contestations du
printemps
68, la manière dont les élus de droite les ont perçu comme des menaces
gauchistes ont
mis
à mal l'utopie du ministre. Elle fut aussi dénoncée par les acteurs du monde
culturel se
flagellant
dans leur déclaration de Villeurbanne 11: nous tous « bon gré mal gré,
devenions de jour
en jour davantage complices de l'exclusion de la
masse du non-public . Contre les privilégiés d’une
culture
bourgeoise, ils annonçaient leur volonté d’aider les exclus de la Culture à se
libérer des «
mystifications
de tout ordre » pour que cette immensité humaine invente sa propre humanité.
Près
de
trente ans plus tard, le sociologue Daniel Mothé (J. Gautrat) dénonçait encore
la non-réduction
des
inégalités par le temps libre, « fait pour ceux qui ont du fric et la culture.
Pour les autres, il crée
de
la frustration »10.
Nous
étions pourtant alors quinze ans après le doublement des budgets obtenu par
Jack Lang et
après
l'extension du domaine des affaires culturelles grâce aux missions nouvelles
énoncées dans le
décret
du 10 mai 1982. Par refus des vaches sacrées et pour célébrer le premier anniversaire de
l'élection
du premier président de la République se revendiquant de gauche, ce décret
a élargi les
objectifs
du ministère en proclamant le libre dialogue des cultures du monde, le respect
des cultures
régionales
voire sociales et le droit de chacun à s'épanouir dans la création. Bandes
dessinées,
gastronomie,
jazz, rock, tags furent reconnus comme valeurs artistiques. De 1982 au début
des
années
90, l'État put multiplier ses aides et le président de la République lancer sa
politique des
Grands
Travaux, avec l'ardent concours d'Émile Biasini – déjà maître d'oeuvre de la
politique des
maisons
de la Culture de 1961 à 1966. Mais après l'embellie des années 80, comme a pu
le dire à
9 Gaëtan
Picon, directeur général des Arts et Lettres, texte Création et Culture, sans
date, dossier des Archives nationales.
11 La
déclaration et ses signataires figurent d.ans Le
Monde du 28 mai 1968.
10
L’Utopie du temps libre
(Esprit, 1997)
propos
du dossier des Théâtres Robert Abirached, on a vu en action un système fatigué
dans un
pays
affecté durablement par la rigueur et le chômage. Ceci rendait sa pertinence à
des propos de
Jack
Lang décrivant comme une possible suprême habileté le doublement de son budget
: «
prescrire
la culture comme on prescrirait un analgésique pour mieux faire supporter
l'insupportable
–
la plaie du chômage – que le gouvernement craindrait de ne pouvoir guérir ». Il
savait ce dont le
président
Mitterrand ne doutait pas : Le
pouvoir politique ne repose pas sur l'illusion qu'il crée,
mais sur l'espérance qu'il incarne et qui peut, elle,
être illusoire.
L'ambition culturelle des années 80
Dans
les années 80, l'ambition culturelle française, définie par Lang , était
appelée à concerner tous
les
ministères : « Culturelle, l'abolition de la peine de mort ! Culturelle, la
réduction du temps de
travail
! Culturel, le respect des pays du tiers monde ! Culturel, la reconnaissance
des droits des
travailleurs
! Culturelle, l'affirmation des droits de la femme ! ». Précédant de 31 ans
celle lancée
par
le candidat François Hollande au président Sarkozy, cette anaphore frappa moins
que
l'audacieuse
formule de Lang à propos du 10 mai 1981 : « Ce jour-là, les Français ont
franchi la
frontière
qui sépare la nuit de la lumière ». Avec la loi sur le prix unique du livre,
avec ses budgets
dont
certains furent triplés, Jack Lang s'était durablement acquis la considération
du monde culturel
et
de clientèles plus nombreuses.
Avant
de se déchaîner contre les colonnes de Buren au Palais Royal et la Pyramide de
Peï au
Louvre,
l'opposition avait dénoncé les subventions aux rappeurs en évoquant notamment
le groupe
NTM
puisque ces initiales masquaient un très impertinent Nique ta mère ! À des
siècles de la
France
de Joachim du Bellay, mère des arts, des armes et des
lois, la face médiatique du pouvoir
culturel
fut dénoncée comme « la campagne de Russie de l'esprit français ». Marc
Fumaroli fut
l'ardent
critique des loisirs culturels. Il demanda que les savants et les publics
reprennent le pas sur
le
ministère et « sa volonté de puissance étouffante déguisée en bienveillance
universelle ». Dans
les
années Lang, de la fête de la musique à la fureur de lire, de la dénonciation
de l'impérialisme
américain
à l'installation paradoxale de Disneyland Paris et à la création, par Silvio
Berlusconi, de
la
cinquième chaîne de télévision, on a vu la croissance prioritaire d'une culture
du divertissement.
Si
Jack Lang n'a pas craint de dire que la lumière n'avait surgi qu'après le 10
mai 1981 et que, dans
les
années 70, l'ennemi politique était aussi l'ennemi intellectuel, il a fini par
reconnaître le rôle de
Malraux
; il m'a ainsi déclaré, il y a déjà trente ans : « Un bon ministre doit être en
accord avec son
temps,
Malraux était en accord avec le sien ».
Dès
1980, le futur président Jacques Chirac affirmait quant à lui que la Culture
n'avait de sens que
si
elle était « l'expression directe des virtualités créatrices qu'elle révèle
chez les individus et les
groupes,
à tout âge et en toute région ». Il la définissait comme « le goût de
l'initiative, la générosité
du
bénévolat, l'effort vers la tolérance et le dialogue, le réseau associatif qui
assure la capillarité de
la
communication et qui échappe à toute gestion étatique ». Cependant son élection
à la présidence
de
la République en 1995 et ses douze années au pouvoir n'ont pas bouleversé
l'administration de la
Culture.
Le bref retour au décret Malraux, par la volonté de Jacques Toubon, devenu
ministre de la
Culture
et de la Francophonie, n'a finalement pas modifié la façon de fonctionner des
structures ni
les
revendications des clientèles. Toubon n'a pu d'autre part que souligner la
réalité de
l'impérialisme
culturel américain. Il déplorait de vivre dans une époque où les Européens
passaient
cinq
milliards d'heures à regarder, sur leurs écrans de télévision, des films
américains tandis que les
populations
du Nouveau Monde ne passaient que 180 millions d'heures devant des films
européens.
Les
grandes machines de rêves sont évidemment de plus en plus dominées par l'argent
et par des
groupes
capitalistes internationaux. Ceci a finalement conduit le même Jacques Toubon,
en 2009, à
soutenir
que « la médiation vers le plus large public passe par la pluridisciplinarité
». Avant de
devenir
le Défenseur des droits, il s'est prononcé pour la diversité culturelle parce qu'elle
rime avec
la
devise de la République « mais aussi avec droits individuels, respect de
l'autre, citoyenneté,
hospitalité,
participation démocratique, construction des identités ».
La
jonction des responsabilités de la Communication avec celles des affaires
culturelles a
commencé
dès la fin du septennat giscardien. Elle a pesé de plus en plus sur les
dirigeants politiques
et
sur les bureaux de la rue de Valois. A la différence de Malraux, ses
successeurs n'ont donc pas
méconnu
la vérité pascalienne : l'homme est esclave du divertissement. Ils ont cessé de
croire au
rêve
de Malraux : À partir du moment où l’on fait
une Maison de la Culture, c’est l’âme même de
la ville qui est changée11. Ils ont
fait le choix de structures plus légères et donc moins coûteuses et
ils
ont aussi tenu compte de ce qu'impliquaient les lois de décentralisation puis
de l'explosion du
numérique.
Les budgets publics pour le Culture ont subi plusieurs assauts au nom de la
rigueur.
Cette
réalité visible à Paris comme dans les régions ou au niveau des villes a donné
une plus grande
place
aux mécènes. Mais on a pu constater, après 2008, que le mécénat culturel
souffrait des choix
plus
sociaux des dispensateurs du mécénat des entreprises 12
en dépit des avantages fiscaux que la
loi
Aillagon a consenti, en 2003.
11
Témoignage donné à Michel Droit en septembre 1967.
12
Voir La Gazette Drouot, n° 39 du 11 novembre 2016.
Culture et Communication au temps d'internet
Avons-nous
assisté, après le double septennat mitterrandien, à plus de continuité que de
ruptures en
1995,
1997, 2002, 2007 ou 2012 ? C'est ce sur quoi nous pourrons sans doute échanger
aujourd'hui.
Il
nous faut prendre en compte les observations publiées en 2012 sous le titre Un ministère nouvelle
génér@tion. Le a de
génération transformé en arobase -@- dit assez les changements induits par
l'explosion
de l'internet mais ne découvre pas les craintes des auteurs : que le ministère
reste
profondément
patrimonial et soit « sans prise sur les mutations sociales, économiques et
technologiques
en cours (en se privant de) l'adhésion du plus grand nombre des citoyens ».
Outre
les
dérives de la bureaucratisation et du clientélisme, les décideurs sont
confrontés au fait que les
grands
établissements poussent au maximum leur autonomie tandis que l'extension du
mécénat
contribue
à délégitimer les politiques publiques.
L'actuel
succès de l'exposition présentée à la fondation Vuitton montre le poids des
financiers. Je
me
sens obligé de noter que l'exposition a pour commissaire générale une ancienne
directrice
d'établissement
public. De toute façon, comme l'a souligné Françoise Benhamou, la marge de
manoeuvre
du ministère se réduit « face à la non-localisation des activités, au rôle
central des
plateformes,
à l'importance des effets de réseau et de l'exploitation des données ». Si le
financement
participatif
culturel témoigne d'un dynamisme encourageant13, la base de données Google
Arts &
Culture n'est pas
exempte de dangers pour les musées publics qui espèrent toucher virtuellement
des
masses nombreuses. Le monde des conservateurs, dans les bibliothèques comme
dans les
musées,
perçoit sans doute difficilement la volonté
totalisante des entrepreneurs américains14.
Tandis
que la délégation au mécénat de la Bibliothèque Nationale invite le public à «
adopter une
lampe,
une table, une colonne » pour rénover la salle ovale du site Richelieu, la
volonté des
municipalités
de valoriser leur patrimoine culturel offre d'autres espoirs pour l'avenir17
Les
spécialistes s'enflamment autour de la question « Quelle politique pour la culture ? » Grâce à
Philippe
Poirrier, nous disposons déjà d'un volume présentant, sous ce titre, un
florilège de ces
débats
enrichi de deux beaux volumes des Doc'en
poche de La Documentation Française : une
tentative
de quadrature du cercle tentée, en 2015, par Françoise Benhamou dans Politique
culturelle, fin de partie ou nouvelle saison ? et les textes essentiels rassemblés dans Les politiques
de la culture en France (2016). Ce volume s'achève par la réponse de la deuxième
ministre de la
Culture
du quinquennat, Madame Fleur Pellerin, aux tragiques attentats du 13 novembre
2015 par
13
La Gazette Drouot, n° 31 du 16 septembre 2016 rappelle l'existence du guide
d'Anaïs Del Bono et Guillaume
Maréchal,
Le financement participatif culturel publié en mars 2016.
14
Voir l'analyse publiée dans Le
Monde des 13-14 novembre 2016.
17 Voir Le
Figaro du 23 octobre 2016
lesquels
Daesh a voulu frapper la France à Paris dénoncée comme la « capitale
des abominations et
de
la perversion ». S'agissant particulièrement des massacres au Bataclan, le
communiqué des
terroristes
se félicitait d'avoir frappé les « centaines d'idolâtres (rassemblés) dans une
fête de la
perversité
». La ministre rappela alors que « la culture a l'immense pouvoir de donner de
la
profondeur
à nos vies et de nous relier, par-dessus-tout, malgré tout, en dépit de tout,
les uns aux
autres
». Elle soulignait que le pouvoir de la culture est insupportable à Daesh : «
Insupportable de
liberté,
d'ouverture, de mixité, d'inattendu, d'élévation. Insupportable de joie, de
beauté, de plaisir,
de
douceur, de consolation ». Elle revendiquait la culture comme « une arme de
destruction massive
contre
l'obscurantisme (…) une arme d'émancipation massive contre la servitude ».
Annonçant le
combat
de la lumière contre l'obscurité, elle le déclarait gagné « avec l'insolence de
l'imagination,
l'intelligence
du regard, le désir d'inconnu, la résilience du rire, l'incoercible pulsion de
vie ».
Malgré
sa hantise du néant et son rêve de la venue d'un prophète qui aurait affirmé
qu'il n'y en avait
pas,
Malraux, défenseur ardent de la liberté, eut applaudi à ces mots. Lorsque l'on
commémora les
trente
ans de son ministère, il avait été indiqué aux participants aux débats
qu'ils ne pouvaient avoir
« pour but de mettre en cause le bien fondé des
politiques culturelles évoquées »15. Le
colloque du
cinquantenaire
s'est heureusement éloigné de cette position sectaire19. On doit espérer que les
discussions
d'aujourd'hui iront dans le même sens puisque nous savons tous, grâce à Marc
Bloch,
qu'il
faut « que chacun dise franchement ce qu’il a à dire (afin que la vérité puisse
naître) de ces
sincérités
convergentes »16. En la
matière la nécessité de s'interroger sur les trop faibles liens entre
Culture
et Éducation Nationale est aussi évidente que le questionnement sur les
relations culturelles
avec
l'étranger. L'appareil diplomatique français a gardé un goût de superbe isolement
et ce qu'un
haut
fonctionnaire a critiqué : la vision élitiste et l'absence de mutualisation
européenne.
Dans
la véritable leçon inaugurale que prononça Antoine Compagnon à l'automne 2009,
il a
souligné
que les charges fixes du ministère paralysaient son action tandis que les
collectivités
locales
contribuaient autant que l'État au financement de la Culture. Il a surtout mis
en lumière
– l'échec du premier objectif de Malraux puisque l'inégalité
d'accès à la Culture n'a pas été
sensiblement
réduite – le refus de l'éducation artistique apparaissant comme une faute
originelle ;
15
Lettre d'Augustin Girard, adressée à quelques participants
aux journées du 30ème anniversaire, citée en introduction du texte « l’État et
le
gouvernement
des affaires culturelles de 1959 à 1974 », in Les
cahiers français, n°263, Culture et Société, mars-avril
1993, Paris, La
Documentation
Française, p.18. C'est ce choix qui conduisit AG à m'écarter des débats de
1989. J'ai pu faire valoir mes arguments dès 1990,
dans
Vingtième siècle. Revue
d'histoire, par l'article « Des Beaux-Arts aux
Affaires culturelles. Les entourages d'André Malraux », pp. 29-40. 19
Elle
s'est poursuivie au premier colloque sur la politique culturelle au temps de
Jacques Duhamel. Comme j'avais tenté de dire que, dans les saisons
ministérielles
de Duhamel et de Druon, le printemps chronologique du second ne faisait pas le
poids face à l'hiver de Duhamel, vrai printemps
culturel
auquel Jacques Rigaud apporta toute son énergie, mon texte fut censuré pour ne
pas irriter le secrétaire perpétuel de l'Académie Française et
son
ancien directeur de cabinet, le baron Dominique Le Vert.
16
L’étrange défaite, éditions du Franc Tireur, 1946, p.44.
– le flottement relatif à l'audience de notre patrimoine
culturel, à la fois à cause des mécanismes de
l'action
culturelle française à l'étranger et de la relative délégitimation de la
culture nationale prise
en
tenaille entre culture globale et cultures périphériques (locales ou de groupes
sociaux) ;
– l'équivoque de la troisième visée de juillet 1959 puisque
favoriser la création des oeuvres de l'art et
de
l'esprit, c'était faire un ministère des artistes, un ministère de clientèles
finalement peu soucieuses
de
l'élargissement des publics.
En
introduisant notre colloque, Michel Schneider qui fut directeur de la Musique
au ministère dans
les
années Lang, après Maurice Fleuret, nous disait que « ce qui reste de Malraux
c'est sa folie ». Il
y
a aussi son ministère et c'est parce que son premier titulaire reste un totem
qu'un ministère de la
Culture
persiste. Il y aura 70 ans en janvier prochain, il dénonçait les concours de bonnes
intentions. Il
récusait l’idée que le gouvernement idéal serait « celui d’une entreprise de
sondages
qui
aurait le mieux découvert les aspirations des citoyens ». Chaque ministre a
cette tentation tandis
qu'il
est confronté à des contraintes budgétaires et à celles de la politique
générale. Il lui faut donc
méditer
une autre des très nombreuses formules de Malraux : Occuper le pouvoir, c’est jouer le
présent. L’exercer, c’est jouer le destin, donc l’avenir.
Toutefois,
il ne faut sans doute pas que celles et ceux qui prennent sa suite pour jouer
l'avenir soient
aussi
obsédés que lui par la mort et ne se disent pas séparés de la jeunesse. Malraux
l'était
tragiquement
par la mort de ses fils mais aussi par son pessimisme sur le devenir de
l'Europe et
d'abord
de la France. Il n'a pas craint de prétendre que le président de Gaulle avait
dressé à bout de
bras
le cadavre de la France « en croyant, en faisant croire au monde, qu'elle était
vivante ». On peut
lui
préférer la pensée gaullienne sur la nation, redressée de siècle en siècle par
le génie du
renouveau.
La culture est assurément l'un de ses moyens et les décideurs publics peuvent
s'inspirer
d'une
récente affirmation du mécène Marc Ladreit de Lacharrière : « l'art est la
meilleure réponse à
l'ignorance
»17.
Les risques d'un ministère-gadget
Au
début du 21ème siècle, le diagnostic le plus sévère sur l'administration de la
Culture est sans
doute
celui de Catherine Tasca : la
succession rapide des titulaires du portefeuille réduit le
ministère à un rôle de gadget ! Mais l'ombre de Malraux continue de grandir celles et ceux
qui
viennent
s'asseoir dans son fauteuil du Palais Royal. Depuis 2007, cinq ministres –
quatre femmes
et
un homme – ont eu ce privilège. On doit au président Sarkozy la parité en ce
domaine puisqu'à
Christine
Albanel, ancienne conseillère culturelle du président Chirac, a succédé
Frédéric
Mitterrand,
passionné de transmission culturelle. Ni l'une ni l'autre n'ont empêché la fin
d'une
équation
qui voulait qu'à droite soit défendue une culture élitaire et à gauche une
culture populaire.
17
Voir Le Monde daté 20-21 novembre 2016.
En
effet, se réclamant des valeurs de la droite, Nicolas Sarkozy n'a pas hésité à
« manifester son
indifférence,
voire son mépris, pour la culture cultivée ». Il co-signa à l'intention de sa
ministre,
avec
François Fillon, son seul premier ministre, une longue lettre de mission qui
privilégiait la
culture
des résultats. L'ère Malraux y était disjointe d'un second cycle politique qui
comptait des
succès
et des ratés énumérés comme suit : « un déséquilibre persistant entre Paris et
les régions, une
politique
d'addition de guichets et de projets au détriment de la cohérence d'ensemble,
une prise en
compte
insuffisante des publics et surtout l'échec de l'objectif de démocratisation
culturelle ».
Sarkozy
et Fillon proclamaient leur volonté « d'adapter l'ambition d'André Malraux au
XXIème
siècle
». Ils distinguaient comme missions de leur ministre : la démocratisation
culturelle,
l'éducation
artistique à l'école avec un « enseignement obligatoire d'histoire de l'art »,
une offre
culturelle
plus dense des télévisions publiques « fondée sur des programmes populaires de
qualité
aux
heures de grande écoute ». Ils estimaient que la révolution numérique devait
être « l'occasion de
conduite
un public toujours plus nombreux vers le patrimoine culturel français et de
langue
française,
et vers la création contemporaine ». Ils reconnaissaient l'existence des
industries
culturelles
en rappelant que la culture « ne saurait être soumise aux seules lois de
l'argent et du
profit
» mais les deux têtes de l'Exécutif demandaient « une réflexion sur la
possibilité pour les
opérateurs
publics d'aliéner des oeuvres de leurs collections » !
Lorsque
MM. Sarkozy et Fillon insistaient « sur le fait qu'un bon ministre ne se
reconnaîtr(ait) pas à
la
progression de ses crédits, mais à ses résultats et à sa contribution à la
réalisation du projet
présidentiel
», leurs mots n'étaient pas loin de la pensée qui allait conduire l'action du
président
François
Hollande à partir de mai 2012. Il a procédé à trois nominations de femmes au
portefeuille
culturel,
Mesdames Aurélie Filipetti, Fleur Pellerin et Audrey Azoulay mais le budget
culturel a lui
aussi
subi les contraintes de la rigueur alors même que les pesanteurs des structures
perduraient.
Madame
Filipetti vient de le rappeler : trois institutions parisiennes mobilisent plus
de la moitié du
budget
de l'État pour la Musique. Face aux géants d'internet, nos dirigeants n'en
peuvent mais
comme
l'illustre la vente au enchères de centaines de noms communs, dans toutes les
langues, par
l'organisme
américain qui gère ce pactole potentiel. Comme l'a écrit naguère Arthur Dreyfus
à
Dominique
Fernandez : la technologie a tout transformé
; en ton temps, une chambre était une
chambre et l'échappatoire ne pouvait être que le
livre ; enfermé, ma porte de sortie se nommait
téléphone ou ordinateur : avec eux, j'avais accès au
monde !
Relier
le citoyen, la démocratie et l'art demeure un objectif qui, pour les ministres,
s'apparente
probablement
parfois au mythe de Sisyphe mais je crois que chaque successeur de Malraux est
heureux
de monter son rocher au plus haut. Notre présidente de séance va pouvoir nous
redire les
convictions
qui l'animaient en 2012 et peut-être accepter de nous révéler le regard qu'elle
porte sur
les
actions de celles qui lui ont succédé. Demain, Madame Audrey Azoulay a choisi
de déléguer un
de
ses collaborateurs pour apporter le salut de l'actuelle ministre à ce colloque
placé sous le haut
patronnage
du président de la République. Ce sera sans doute pour nous l'occasion
d'entendre un
nouvel
éloge de celui qui, voici 20 ans, a pris place dans le Panthéon de la
République. Mais nous
n'ignorons
pas que le chef de l'État, parmi les propos qu'il n'aurait peut-être pas dû
dire, a lancé à sa
deuxième
ministre de la Culture et de la Communication : Va au spectacle ! « Tous les
soirs il faut
que
tu te tapes ça. Et dis que c'est bien, que c'est beau. Ils veulent être aimés
». Ces libres propos,
saisis
par le documentariste Yves Jeuland, sont apparus à certains comme une scène
pathétique18.
On
peut avoir envie de n'y voir que l'esprit de malice du président. Dans la même
veine, remettant
la
croix d'officier de la Légion d'Honneur au prix Nobel de littérature Patrick
Modiano, il énonça,
en
présence de Fleur Pellerin, la ministre que les médias avaient pris au piège de
sa méconnaissance
des
ouvrages modianesques : vous
êtes un écrivain, je le dis pour celles et ceux qui ne connaissent
pas vos livres. Mais
François Hollande est de son siècle ; il est absorbé par les nécessités de la
communication
et des informations en continu. Passionné de matchs de football comme son
successeur,
le président Nicolas Sarkozy a tenu lui aussi à afficher un certain mépris pour
la culture
classique.
Ainsi, il nia l'intérêt de connaître Magdeleine de La Fayette et sa princesse
de Clèves, lui
assurant
d'ailleurs une publicité extraordinaire. Grâce aux récitations apprises jadis
dans mon lycée
de
Rennes, je puis ce soir vous faire goûter le subtil plaisir de cette auteure
qui sut écrire de son
héroïne
: « elle était bien aise de lui accorder une faveur qu'elle lui pouvait faire
sans qu'il sut même
qu'elle
la lui faisait ».
Culture ou barbarie ?
Au
pied d'une des statues qui, sous les salons dorés du ministère, rendent un
hommage intemporel à
Malraux,
on peut lire sur une plaque de bronze : « l'homme que l'on trouvera ici, c'est
celui qui
s'accorde
aux questions que la mort pose à la signification du monde ». Il y a évidemment
un écart
abyssal
entre ces mots et ceux que les deux derniers présidents de la République ont
employé par
rapport
à l'action culturelle. Comme Fleur Pellerin, ils pensent que ce sont les pratiques culturelles
spontanées qui
peuvent conduire le public vers les arts. La culture ne saurait être une
faveur, elle est
un
droit même si Malraux considérait, avec un certain pessimisme, que tous les
individus ne
cherchaient
pas à l'exercer. Voyons cependant des raisons d'espérer dans la participation
françaisd
au
« fonds international dédié à la protection du patrimoine en danger dans les
zones de conflit ».
Les
totalitaires s'attaquent aux oeuvres d'art, témoignant de leur force.
18
Analyse d'Éric Conan dans Marianne
(23-29 octobre 2015), p. 8.
Il
importe qu'en face des nouveaux barbares, l'opposition à leur sectarisme
s'organise autour de
décideurs
animés du sens de l'intérêt général. Après la fondation Vuitton, le musée que
va financer
François
Pinaut au coeur de Paris laisse espérer que le rayonnement culturel de notre
capitale peut
encore
grandir. En vérité, je crois que les mots les plus lucides sur ce ministère au
sein duquel je
suis
heureux d'avoir accompli toute ma carrière administrative, ce sont ceux énoncés
par Jean-Paul
Aron
pour qui le ministère de la Culture était LE MINISTÈRE DE l'AIR DU TEMPS. Et
nous ne
pouvons
que constater la part de vérité contenue dans des propos du galériste Daniel
Templon : «
Le
marché de l'art français est à l'image de la France qui a du mal à être de son
temps »19Le temps
est
plus à la communication qu'à la Culture. C'est un fait et aucun responsable
politique n'a jamais
condamné
clairement le responsable de TF1 qui avait dit que sa mission était de livrer aux
publicitaires du temps de cerveau disponible.
Pour
être culturel, le marketing n'en reste pas moins ce qu'il est : « l'art, la
manière et la technique
de
provoquer les désirs, de les additionner, d'en créer d'inédits, de plus
intenses, de plus neufs, que
l'on
assouvira en contre partie d'une somme d'argent variable – autrement dit :
d'avoir des quantités
de
choses qui donnent envie d'autre chose »20. Alors que les tenants de l'extrême-droite proclament
résistants à l'ordre établi ceux qui se battent
contre la déferlante migratoire et
construisent une
politique
culturelle identitaire, réduite à des fêtes du cochon et à la glorification des
traditions
populaires
où, dans des crèches municipales, se tiennent des mages blancs 21, on voudrait que
l'équipe
de Télérama soit entendue et suivie quand elle lance, à travers la
France, les États généreux
de la Culture. On a
envie de voir un réveil des promesses culturelles dans la constitution, à
Paris,
d'une
Cité du Théâtre, dans la diversification du recrutement de l'école nationale
des Beaux-arts26,
dans
le développement des classes connectées qui sont un reflet-relais d'espoirs
énoncés par
Malraux
à la fin des années 40. On aimerait que les décideurs culturels n'oublient pas
le sens
profond
constant des propos d'Andté Malraux : exaltation de la culture qui a fait de
l'homme « autre
chose
qu'un accident de l'univers, affirmation du trésor d'un domaine de formes qui
constitue la
première
civilisation mondiale, nécessité d'une conquête de la culture, héritage de la
noblesse du
monde,
fraternité des cultures, devoir des États de servir l'esprit en l'apportant à
chacun et en
soutenant
des usines du rêve producteur d'esprit.
19
Beaux Arts magazine, n° 384, juin 2016, p. 98.
20
Arthur Dreyfus dans Correspondance indiscrète, Grasset, 2016, pp. 70-71.
21
Marianne, 10-16 juin 2016 : « enquête dans les villes FN, La culture
oui, mais identitaire » (pp. 70-74).
26 Voir Le Monde, numéros des 25/10, 15/11 et 1/12 2016 27
Les Noyers de l’Altenburg, II,1 in O.C.,II,
p.665.
Esprit
éclairé, Jacques Attali était de son temps et du temps du disparu qu'il saluait
en lançant face
au
cercueil de Coluche, salut ma poule ! On permettra au sexagénaire que je suis – et qui se
souvient
des larmes que versait un étudiant américain écoutant l'éloge funèbre de Jean
Moulin de
préférer
toutes les images que, par sa parole, Malraux a su faire surgir, « des images assez
puissantes pour nier notre néant »27. Parmi ces
mots imagés, permettez-moi de vous rappeler ce
soir
- et la péroraison de l'hommage à Le Corbusier : Adieu mon vieux maître et mon vieil ami,
voici l'eau sacrée du Gange et la terre de l'Acropole
;
– et les presque derniers mots lancés en mémoire des
maquisards des Glières, face au
monument
de Gilioli avec son aile amputée de combat et son aile d'espoir :
Dormez
bien. Dormez sous la garde de la solennité de ces montagnes. Elles ne
soucient
guère des hommes qui passent. Mais, à ceux qui vivront ici, vous aurez
enseigné
que toute leur solennité ne prévaut pas sur le plus humble sang versé quand
il est
un sang fraternel...
C'est bien à la
culture de la fraternité que Malraux continue à nous appeler et nous devons
nous en réjouir, comme
des mots de notre présidente au forum Avenir
de la Culture,
avenir de l'Europe : « La culture réunit,
la culture libère (…) La culture est le terreau
d'une citoyenneté
enthousiaste (…) celle d'une terre d'accueil, d'échanges et de dialogue
»22. Le
cinéaste turc Emin Alper vient de souligner que l'art pouvait rester un rempart
contre l'oppression
même s'il a énoncé lucidement que « l'art et la culture ne peuvent offrir
de garanties pour
sauver nos libertés » en ajoutant : « la science, l'histoire, l'expérience et
la raison ne le
peuvent pas non plus ».
Puisse cependant vivre
longtemps le souhait du poète Jean Cassou - également fondateur
du musée d'Art moderne
après le dernier conflit mondial où il fut, dans la région de
Toulouse, un héroïque
Commissaire de la République : Que la France
continue de
présenter au monde,
la radieuse figure des espoirs de l'homme.