La politique culturelle de la France après Malraux


La politique culturelle de la France

après Malraux

métamorphoses ou caricatures des rêves de l'écrivain-ministre ?


MALRAUX et la figure de l'Homme :

« Le problème qui se pose pour nous, aujourd'hui, c'est de savoir si, sur cette vieille terre d'Europe,

oui ou non, l'homme est mort » : le 4 novembre dernier, il y a eu 70 ans qu'André Malraux a

prononcé ces mots à la Sorbonne, dans une rencontre de l'Unesco. Il ajoutait : « l'Europe n'est pas

plus ravagée et sanglante que la figure de l'homme qu'elle avait espéré faire (…) nous aurons

changé beaucoup si nous pouvons faire que l'Europe (…) conçoive enfin une idée de l'homme

qu'elle puisse regarder en face ». Au fil d'un long développement, celui qui deviendrait – douze ans

plus tard et pour dix ans – le premier ministre chargé des Affaires culturelles affirmait que les

valeurs de transcendance de notre continent étaient « devenues des valeurs culturelles ». Il

soulignait « l'inquiétant privilège de nous vouloir héritiers de tout le passé » tout en déplorant que

l'Européen abandonne lui-même ses valeurs au premier rang desquelles il mettait la volonté de

conscience et la mise en question de l'univers.

Évoquant l'immense confusion du monde, il n'excluait pas, dans sa péroraison, la mort de l'Europe

et formulait le souhait que « toutes les cultures mourantes (puissent) avoir une aussi belle mort !».

C'est dans cet éclairage tragique et en assumant les nombreux jours de peine de sa vie personnelle

que Malraux ministre a bâti un ministère, contre l'avis de son premier Premier ministre et avec

l'appui du président de Gaulle qu'il couvrit du terre à terre dans un dialogue que Jean Cassou

qualifia de coït intellectuel. Je doute que, depuis bientôt cinquante ans, la vingtaine de ministres qui

se sont succédés rue de Valois aient eu, avec leurs présidents, des coïts intellectuels. Mais on peut

reconnaître, après Jack Lang, que « la vision quasi religieuse de Malraux (…) a mis très haut le

diapason des politiques culturelles ». En 2008, Jean-Jacques Aillagon, quatre ans après avoir perdu

le portefeuille ''culture'', a reconnu aussi « un attachement quasi religieux (de la France) pour ce

ministère » en le déplorant ; il ajoutait que, de Sirius, il verrait « des avantages dans le système

d'avant 1959 : des actions culturelles sans ministère ».

Seul rival – en temps passé rue de Valois – du fondateur du ministère, Lang a annoncé d'abord qu'il

voulait être au service d'un projet de civilisation mais il a surtout soutenu que ses prédécesseurs «

avaient perdu la foi en la force de l'esprit et de la volonté ». Après avoir suggéré que la mission de

son ministère était peut-être de réussir puis de disparaître, il a énoncé, en 1992, alors qu'il régnait

rue de Grenelle et rue de Valois, qu'il fallait qu'on ne sépare plus jamais l'Éducation Nationale et la

Culture. Mais il était conscient que la part Culture de ses missions était la plus chatoyante et il

reconnaissait que sa fonction ministérielle l'obligeait à s'intéresser d'abord à la culture de son temps.

Jean-Paul Aron qui siégea à son cabinet déclara plus crûment : le ministère de la Culture est un

ministère de l’air du temps. Ce qui était vrai dans les années 80 le reste sans doute dans notre

tumultueux XXIème siècle. Mais j'aimerais que mes propos s'éclairent aussi d'une réflexion récente

d'un Breton rarement subventionné qui fait vivre la culture de l'Argoat à l'Armor, Jean Kergrist, qui

fonda malicieusement son TNP – le Théâtre national portatif : « entre la culture déclamatoire de

Malraux et la culture paillettes de Lang, je me suis toujours senti ailleurs ». C'est peut-être aussi

ailleurs ou contraints par le poids des médias que se sont trouvés les décideurs des politiques

culturelles depuis l'an 2000.

Quarante ans précisément après le dernier soupir d'André Malraux, on doit se réjouir que les

Amitiés internationales André Malraux et le CEVIPOF nous fassent dialoguer sur « La réception de

Malraux aujourd'hui ». Et je remercie vivement Janine Mossuz-Lavau de m'avoir demandé de

réfléchir sur La politique culturelle de la France au XXIème siècle afin de voir si ce qui se dessine

actuellement correspond ou non à des métamorphoses progressives ou à des caricatures des rêves

d'André Malraux ? Dans la mesure même où cette séance est animée par la première ministre de la

Culture du quinquennat du président Hollande dont le témoignage est forcément capital, j'ai choisi

de présenter un rapide tableau des évolutions en remontant jusqu'aux années 70, sans perdre de vue

ce que m'écrivait Jacques Rigaud en 2007 : « rien de nouveau sous le soleil du Pouvoir »1.

La Culture et ses publics

Comme vient de l'indiquer la professeure Françoise Benhamou, on a « glissé subrepticement de la

'culture cultivée' (dont Malraux souhaitait qu'elle soit accessible au plus grand nombre) à un monde

culturel dont le périmètre est devenu aussi vaste que flou, agrégeant les industries de loisirs, les

industries créatives, le monde du numérique aussi bien que les activités marchandes et non

marchandes liées au spectacle et au patrimoine ». Les grands enjeux, selon cette économiste, « se

situent dans la relation particulière de la culture avec ses publics ». La grande ombre du non-public

qui poursuivait, en mai 68, les prescripteurs de l'action culturelle rêvant à la révolution, est donc

présente, plus que jamais. L'actuel Premier ministre a pu parler d'un apartheid à propos des

quartiers, notamment dans la grande banlieue où – comme l'a noté Madame Benhamou -

paupérisation, discrimination ethnique, déqualification vont de pair avec les incompréhensions

culturelles.

1 En me dédicaçant son ouvrage, Le Prince au miroir des médias Machiavel 1513-2007, Paris, Arléa.

La question d'une impossible acculturation est posée en même temps que celle d'une assimilation

totale s'opposant à une intégration respectueuse des cultures d'origine. Dans La cause du peuple, en

2016, Patrick Buisson a poursuivi ce procès en exhalant son regret des choix faits pendant la

présidence Sarkozy. Il y déplorait qu'on permette « à chacun de conserver son identité au sein de la

non-identité française » en respectant plus « les pratiques exogènes des étrangers (que) la tradition

intérieure des autochtones »2. Dès 2008, la grande déculturation était déplorée, sous ce titre, par

Renaud Camus ; il dénonçait « l'incursion formidable de la masse dans ce qui était le sanctuaire de

l'individu (…) de l'intimité avec l'art et avec la pensée ». Il regrettait « l'avide docilité face aux lois

du marché » ; il dénonçait « l'hyperdémocratie, structurellement incapable d'élever les niveaux

culturels moyens et inférieurs, ne (remportant) de victoires démocratiques qu'en abaissant le niveau

supérieur, au point de l'avoir fait à peu près disparaître, avec la classe cultivée qui en était la

condition autant que l'expression ».

Face aux déclinistes, Madame Aurélie Filipetti a su affirmer les oeuvres de l'esprit comme âme

d'une civilisation, reflétant des valeurs, des traditions, une histoire et les manières de les subvertir.

Elle nous a rappelé que le patrimoine était « le bien populaire par excellence » et qu'il fallait

reconnaître le « patrimoine industriel, témoignage de l'histoire sociale ». Elle s'est prononcée pour

la conquête de l'espace public numérique, celui où « la rencontre avec les publics est la plus réactive

». Soulignant que « la société se fragmente et que règne la tentation du repli (voire) des

extrémismes, elle a affirmé que la culture réunit et libère, étant « un secteur dynamique , tourné vers

le risque, l'audace ». Mais, en évoquant les manières de subvertir les traditions, elle a conforté des

critiques de droite qui rêvent à la disparition de son ministère en déplorant que les théâtres

subventionnés renvoient trop souvent au chaos du monde3. Proche du Front National, Robert

Ménard, maire de Béziers, a retrouvé les accents de l'extrême-droite de la fin des années 70 pour

dénoncer dans le ministère de la Culture « un véritable ministère de la propagande nihilogauchiste

». Il fait partie de ceux qui jugent légitime la révolte « devant la perspective de devenir autre chez

soi, étranger sur son propre sol ». Surfant sur la peur d'un envahissement par des migrants, son

journal municipal reflète la pensée de Patrick Buisson saluant dans la révolte identitaire «

l'attachement des plus modestes à une identité-mode de vie » et rêvant qu'on chante à la Nation la

romance de sa grandeur. C'est dans cette perspective que surgit l'idée d'une maison de l'histoire de

France, projet annoncé par le Président de la République le 13 janvier 2009. Pour son gourou

idéologique, « d'accommodement en renoncement, de compromis en compromission » on

2 Éditions Perrin, p. 239.

3 C'est ce dont Brigitte Salino vient de féliciter François Le Pillouër, resté plus de 22 ans à la tête du Théâtre National de Bretagne,

établissement culturel héritier d'une des maisons de la Culture des années Malraux ( Le Monde, daté du 8.11.2016. 4 Patrick

Buisson, o.c., pp. 244-245.

abandonna le projet d'élaborer « la grande fresque d'un destin collectif (… au nom de la sacro-sainte

diversité, pour ériger) une sorte de monument au masochisme national »4.

Le périmètre d'action du ministère de la Culture

Si l'on étendait à toutes les régions et métropoles la logique des dispositions prises en faveur de la

collectivité territoriale de Corse, le périmètre d'action du ministère de la Culture serait une peau de

chagrin d'autant que les prérogatives de l'Europe pèsent aussi sur son devenir. Le chapitre 6 et

dernier du livre d'analyses de Françoise Benhamou vient de rappeler qu'ayant moins d'argent, le

ministère se devait d'avoir « plus de souffle, d'idées et de convictions » et qu'il lui fallait « rompre

avec les impatiences infondées et le culte des résultats de court terme ». Malheureusement le rythme

qu'impose le système du quinquennat et du lien entre les élections présidentielle et législatives est

peu propice à des vues de long terme. Or Malraux nous l'a appris jadis : exercer le pouvoir, c’est

jouer le destin, donc l’avenir. Même si, en 2017, le budget de la rue de Valois va être de nouveau en

croissance – ce qui a suscité une réaction amère de Fleur Pellerin disant qu'on aurait pu éviter les

deux baisses antérieures - les politiques de diffusion descendante sont de moins en moins légitimes

tandis que les liens entre chef de l'État et titulaire du portefeuille culturel n'ont jamais retrouvé

l'intensité du dialogue Charles de Gaulle – André Malraux, un couple entreprenant pour reprendre

les mots que je viens de publier dans Espoir – la revue de la Fondation de Gaulle -

Malraux voulait que les gens qui en étaient dignes puissent accéder à l'art. Il croyait à la révélation

plus qu'à l'éducation. Autodidacte métamorphosé en écrivain, il avait témoigné d'un pessimisme

assez lucide en proclamant : c'est entre 18 et 20 ans qu'on achète l'essentiel de son bagage culturel

et que la plupart des gens n'achètent rien. S'il n'a jamais cru au malin qui enseignerait l'amour de

l'art, celui qui s'était rêvé ministre du Rayonnement Français proclama de vastes ambitions et son

espérance : que la connaissance demeure à l'Université et qu'apprendre à Aimer soit sa vraie

mission. Nous connaissons sa simple définition de l'amour : TU M'ES NÉCESSAIRE ! Les

statistiques sur les pratiques culturelles des Français n'ont pas démontré que, dans leur masse, ils

voulaient proclamer que la Culture leur était nécessaire. Sur les hauteurs de Ménilmontant, le

Théâtre de l'Est Parisien afficha longtemps vouloir « mettre un terme à ce privilège social qu'était

la culture ». Cependant Guy Rétoré, l'un des intercesseurs culturels du projet Malraux, n'a pas craint

de dire, dès 1964, avec une rageuse amertume4 : « nous avons abandonné un certain nombre

d'individus qui n'ont pas voulu s'intéresser à nos programmes, parce qu'ils préfèrent la belote, et le

pastis. Ceux-là ne viendront jamais ».

4 Déclarations publiées dans Affrontement, n° 27, avril 1964 et reprises dans l'ouvrage collectif L'animation culturelle,

Les éditions ouvrières, 1964, pp. 72-76.

Pour le texte définissant les objectifs de son jeune ministère – simple regroupement de services en

janvier 1959 - le vénérable directeur général des Arts et Lettres avait proposé à Malraux un texte

classique. Jaujard, haut fonctionnaire vieilli sous le harnois des IIIe et IVe Républiques, n'oubliait

pas le temps des Beaux-Arts et siégeait d'ailleurs à l'Académie du même nom. Il soulignait donc le

rôle éducatif qu'aurait pu avoir le nouveau ministère :«Il est constitué un ministère des Affaires

culturelles dont la mission est de promouvoir, encourager et répandre l’éducation et l’action

culturelles et artistiques sous toutes leurs formes et d’assurer la protection et la mise en valeur du

domaine national ». Le décret du 24 juillet 1959 a fixé autrement la barre, dans la ligne gaullienne

et malrucienne

la grandeur de la Princesse France indispensable à son rayonnement,

l'idée que l'art se révélait aux publics s'ils le désiraient réellement.

Le décret de juillet 1959 a donc déployé de vastes objectifs :

« - Rendre accessibles les oeuvres capitales de l’humanité et d’abord de la France, au plus

grand nombre possible de Français ;

- assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel ;

- favoriser la création des oeuvres de l’art et de l’esprit qui l’enrichissent ».

Le premier objectif a été réitéré dans l'article premier du décret du 16 avril 2014 précisant les

missions du ministère même si l'on a jugé nécessaire de l'expliciter par six paragraphes. A 55 ans de

distance, la vision malrucienne s'est trouvée validée tandis que s'effaçaient les réticences du premier

Premier ministre de la Cinquième République comme celles de son troisième président. Avant son

échec de 1981, Valéry Giscard d'Estaing avait choisi de faire pilonner une plaquette de la

Documentation Française, Des chiffres pour la culture et d'exiger l'impression Des chiffres pour le

Patrimoine plus flatteurs pour son septennat. Pour sa part, c'est seulement à la fin des années 80 que

Michel Debré avoua, dans ses Mémoires :« Une politique culturelle est une formule trop ambitieuse

pour un ministre et même pour l’État ! Je ne vois que la protection du patrimoine et son

enrichissement qui puissent être l’apanage et une obligation de l’autorité »5. Parmi les actuels

candidats à la Présidence de la République, seul Jean-Frédéric Poisson affiche sa volonté de

supprimer le ministère de la Culture –« qui nous dit ce qu'est la culture officielle, qui méprise tout

ce qui n'est pas lui et qui engage des politiques sélectives » n'intéressant personne. Même si aucune

rubrique 'Culture' ne vient de figurer dans la double page que Le Monde consacrait, samedi 19

5 Gouverner autrement 1962-1970, Paris, Albin-Michel, 1993, p. 191 du tome IV des mémoires de l'ancien premier

Premier ministre de la Cinquième République. .

novembre 2016, aux programmes des sept candidats à la primaire de la droite et du centre6, l'ombre

de Malraux continue de veiller heureusement sur la persistance du ministère qu'il fonda.

Mais, depuis vingt ans, un spectre hante les décideurs qui recherchent les voies pour une

refondation de la politique culturelle . Ces mots sont d'ailleurs ceux d'un rapport signé jadis par

Jacques Rigaud. Ancien directeur du cabinet de Jacques Duhamel, il savait qu'après Malraux, son

ministre avait souhaité continuer puis COMMENCER. Il a pour sa part, en fondant l'association

pour le mécénat culturel et en présidant aux destinées de RTL, cherché à ce que l'action culturelle

s'appuie sur les ressources les plus diverses et les moyens de médiatisation les plus nombreux. Dans

la France du 21ème siècle, des voeux semblables persistent, parfois déformés dans le cadre des

campagnes électorales. Ainsi les 65 signataires qui viennent de dire « Stop au Hollande-bashing » -

pour l'essentiel issus de la nomenklatura culturelle – ont bien à tort crédité le président de la

République d'une sanctuarisation du budget de la culture 7.

Les réticences de Matignon n'avaient pas permis à Malraux d'obtenir la tutelle sur les services

culturels rattachés au ministère des Affaires étrangères. Il a fallu attendre le décret de 2014 pour

qu'on inscrive l'association des décideurs culturels à la politique du ministère des affaires

étrangères. Le vrai manque touche plutôt à l'association éducation et culture, en dépit des tentatives

de Catherine Tasca et Jack Lang au début de notre siècle. Dans les années 60, les associations

d'éducation populaire avaient été renvoyées sans hésitation vers l'Éducation nationale. Le ministère

ne réclama la tutelle que sur les seules associations participant à l'action culturelle animée par ses

services, surtout si elles animaient ou préfiguraient une maison de la Culture8. Il s'était donc

montré moins convaincant que le Haut Commissaire à la Jeunesse et aux Sports qui avait obtenu

alors, par une loi-programme, 90 millions de francs (MF) pour la construction d'équipements

socioéducatifs tandis que, pour des besoins évalués à 10 MF, la rue de Valois n'obtenait que 1,85

MF !

Le ministre d'État chargé des affaires culturelles attendait beaucoup, l'essentiel peut-être, des

maisons de la Culture, ses chères cathédrales du XXe siècle. Mais, tout spécialement dans ce

domaine, et malgré quelques interventions présidentielles en sa faveur, le ministre et le tandem

Picon-Biasini se sont heurtés aux oukases du ministère des Finances. En 1966, l'inspecteur général

Hoppenot, s'il reconnaissait des mérites aux maisons parce qu'on y rassemblait de quoi « alimenter

la vie spirituelle de tous ceux qui (voulaient) bien s'y retrouver », affirmait nettement : « la mission

6 Voir le supplément daté du 19 novembre 2016, « Primaire de la Droite. Bataille de positions »

7 Le journal du Dimanche daté du 20 novembre 2016, p. 30.

8 Note du directeur du Théâtre, de la Musique et de l'Action culturelle (30 juillet 1962).

tracée aux maisons de la Culture, leur nom même sont trop ambitieux ». Ce jugement se télescopait

avec l'espérance de Malraux, affirmée talentueusement à Amiens, voici cinquante ans, le 19 mars

1966 : le problème de notre civilisation « n'est pas du tout celui de l'amusement » : la culture, c'est

ce qui répond à l'homme quand il se demande ce qu'il fait sur la terre. Et pour le reste, mieux vaut

n'en parler qu'à d'autres moments, il y a aussi les entractes.

Est culture la connaissance qui féconde

Dans sa décennie au pouvoir, Malraux n'a pas dévié de la conviction qu'avait énoncé son ami

Gaëtan Picon dont il avait fait le successeur de Jaujard : « Est culture la connaissance qui féconde

celui qui la porte, et celle-là seule... »9. Mais les technocrates, spécialement rue de Rivoli, se sont

méfiés de ce directeur général qui avait pu dire : « les Maisons de la Culture (...) exigeaient

d'exister. L'existence des maisons de la Culture est là pour prouver que le ministère des Affaires

culturelles est bien autre chose que la promotion de l'ancien Secrétariat d'État. Rien n'est fait : tout

est à faire. Rien n'est garanti : tout est à risquer. Par nous. Par vous ». Les contestations du

printemps 68, la manière dont les élus de droite les ont perçu comme des menaces gauchistes ont

mis à mal l'utopie du ministre. Elle fut aussi dénoncée par les acteurs du monde culturel se

flagellant dans leur déclaration de Villeurbanne 11: nous tous « bon gré mal gré, devenions de jour

en jour davantage complices de l'exclusion de la masse du non-public . Contre les privilégiés d’une

culture bourgeoise, ils annonçaient leur volonté d’aider les exclus de la Culture à se libérer des «

mystifications de tout ordre » pour que cette immensité humaine invente sa propre humanité. Près

de trente ans plus tard, le sociologue Daniel Mothé (J. Gautrat) dénonçait encore la non-réduction

des inégalités par le temps libre, « fait pour ceux qui ont du fric et la culture. Pour les autres, il crée

de la frustration »10.

Nous étions pourtant alors quinze ans après le doublement des budgets obtenu par Jack Lang et

après l'extension du domaine des affaires culturelles grâce aux missions nouvelles énoncées dans le

décret du 10 mai 1982. Par refus des vaches sacrées et pour célébrer le premier anniversaire de

l'élection du premier président de la République se revendiquant de gauche, ce décret a élargi les

objectifs du ministère en proclamant le libre dialogue des cultures du monde, le respect des cultures

régionales voire sociales et le droit de chacun à s'épanouir dans la création. Bandes dessinées,

gastronomie, jazz, rock, tags furent reconnus comme valeurs artistiques. De 1982 au début des

années 90, l'État put multiplier ses aides et le président de la République lancer sa politique des

Grands Travaux, avec l'ardent concours d'Émile Biasini – déjà maître d'oeuvre de la politique des

maisons de la Culture de 1961 à 1966. Mais après l'embellie des années 80, comme a pu le dire à

9 Gaëtan Picon, directeur général des Arts et Lettres, texte Création et Culture, sans date, dossier des Archives nationales.

11 La déclaration et ses signataires figurent d.ans Le Monde du 28 mai 1968.

10 L’Utopie du temps libre (Esprit, 1997)

propos du dossier des Théâtres Robert Abirached, on a vu en action un système fatigué dans un

pays affecté durablement par la rigueur et le chômage. Ceci rendait sa pertinence à des propos de

Jack Lang décrivant comme une possible suprême habileté le doublement de son budget : «

prescrire la culture comme on prescrirait un analgésique pour mieux faire supporter l'insupportable

– la plaie du chômage – que le gouvernement craindrait de ne pouvoir guérir ». Il savait ce dont le

président Mitterrand ne doutait pas : Le pouvoir politique ne repose pas sur l'illusion qu'il crée,

mais sur l'espérance qu'il incarne et qui peut, elle, être illusoire.

L'ambition culturelle des années 80

Dans les années 80, l'ambition culturelle française, définie par Lang , était appelée à concerner tous

les ministères : « Culturelle, l'abolition de la peine de mort ! Culturelle, la réduction du temps de

travail ! Culturel, le respect des pays du tiers monde ! Culturel, la reconnaissance des droits des

travailleurs ! Culturelle, l'affirmation des droits de la femme ! ». Précédant de 31 ans celle lancée

par le candidat François Hollande au président Sarkozy, cette anaphore frappa moins que

l'audacieuse formule de Lang à propos du 10 mai 1981 : « Ce jour-là, les Français ont franchi la

frontière qui sépare la nuit de la lumière ». Avec la loi sur le prix unique du livre, avec ses budgets

dont certains furent triplés, Jack Lang s'était durablement acquis la considération du monde culturel

et de clientèles plus nombreuses.

Avant de se déchaîner contre les colonnes de Buren au Palais Royal et la Pyramide de Peï au

Louvre, l'opposition avait dénoncé les subventions aux rappeurs en évoquant notamment le groupe

NTM puisque ces initiales masquaient un très impertinent Nique ta mère ! À des siècles de la

France de Joachim du Bellay, mère des arts, des armes et des lois, la face médiatique du pouvoir

culturel fut dénoncée comme « la campagne de Russie de l'esprit français ». Marc Fumaroli fut

l'ardent critique des loisirs culturels. Il demanda que les savants et les publics reprennent le pas sur

le ministère et « sa volonté de puissance étouffante déguisée en bienveillance universelle ». Dans

les années Lang, de la fête de la musique à la fureur de lire, de la dénonciation de l'impérialisme

américain à l'installation paradoxale de Disneyland Paris et à la création, par Silvio Berlusconi, de

la cinquième chaîne de télévision, on a vu la croissance prioritaire d'une culture du divertissement.

Si Jack Lang n'a pas craint de dire que la lumière n'avait surgi qu'après le 10 mai 1981 et que, dans

les années 70, l'ennemi politique était aussi l'ennemi intellectuel, il a fini par reconnaître le rôle de

Malraux ; il m'a ainsi déclaré, il y a déjà trente ans : « Un bon ministre doit être en accord avec son

temps, Malraux était en accord avec le sien ».

Dès 1980, le futur président Jacques Chirac affirmait quant à lui que la Culture n'avait de sens que

si elle était « l'expression directe des virtualités créatrices qu'elle révèle chez les individus et les

groupes, à tout âge et en toute région ». Il la définissait comme « le goût de l'initiative, la générosité

du bénévolat, l'effort vers la tolérance et le dialogue, le réseau associatif qui assure la capillarité de

la communication et qui échappe à toute gestion étatique ». Cependant son élection à la présidence

de la République en 1995 et ses douze années au pouvoir n'ont pas bouleversé l'administration de la

Culture. Le bref retour au décret Malraux, par la volonté de Jacques Toubon, devenu ministre de la

Culture et de la Francophonie, n'a finalement pas modifié la façon de fonctionner des structures ni

les revendications des clientèles. Toubon n'a pu d'autre part que souligner la réalité de

l'impérialisme culturel américain. Il déplorait de vivre dans une époque où les Européens passaient

cinq milliards d'heures à regarder, sur leurs écrans de télévision, des films américains tandis que les

populations du Nouveau Monde ne passaient que 180 millions d'heures devant des films européens.

Les grandes machines de rêves sont évidemment de plus en plus dominées par l'argent et par des

groupes capitalistes internationaux. Ceci a finalement conduit le même Jacques Toubon, en 2009, à

soutenir que « la médiation vers le plus large public passe par la pluridisciplinarité ». Avant de

devenir le Défenseur des droits, il s'est prononcé pour la diversité culturelle parce qu'elle rime avec

la devise de la République « mais aussi avec droits individuels, respect de l'autre, citoyenneté,

hospitalité, participation démocratique, construction des identités ».

La jonction des responsabilités de la Communication avec celles des affaires culturelles a

commencé dès la fin du septennat giscardien. Elle a pesé de plus en plus sur les dirigeants politiques

et sur les bureaux de la rue de Valois. A la différence de Malraux, ses successeurs n'ont donc pas

méconnu la vérité pascalienne : l'homme est esclave du divertissement. Ils ont cessé de croire au

rêve de Malraux : À partir du moment où l’on fait une Maison de la Culture, c’est l’âme même de

la ville qui est changée11. Ils ont fait le choix de structures plus légères et donc moins coûteuses et

ils ont aussi tenu compte de ce qu'impliquaient les lois de décentralisation puis de l'explosion du

numérique. Les budgets publics pour le Culture ont subi plusieurs assauts au nom de la rigueur.

Cette réalité visible à Paris comme dans les régions ou au niveau des villes a donné une plus grande

place aux mécènes. Mais on a pu constater, après 2008, que le mécénat culturel souffrait des choix

plus sociaux des dispensateurs du mécénat des entreprises 12 en dépit des avantages fiscaux que la

loi Aillagon a consenti, en 2003.

11 Témoignage donné à Michel Droit en septembre 1967.

12 Voir La Gazette Drouot, n° 39 du 11 novembre 2016.

Culture et Communication au temps d'internet

Avons-nous assisté, après le double septennat mitterrandien, à plus de continuité que de ruptures en

1995, 1997, 2002, 2007 ou 2012 ? C'est ce sur quoi nous pourrons sans doute échanger aujourd'hui.

Il nous faut prendre en compte les observations publiées en 2012 sous le titre Un ministère nouvelle

génér@tion. Le a de génération transformé en arobase -@- dit assez les changements induits par

l'explosion de l'internet mais ne découvre pas les craintes des auteurs : que le ministère reste

profondément patrimonial et soit « sans prise sur les mutations sociales, économiques et

technologiques en cours (en se privant de) l'adhésion du plus grand nombre des citoyens ». Outre

les dérives de la bureaucratisation et du clientélisme, les décideurs sont confrontés au fait que les

grands établissements poussent au maximum leur autonomie tandis que l'extension du mécénat

contribue à délégitimer les politiques publiques.

L'actuel succès de l'exposition présentée à la fondation Vuitton montre le poids des financiers. Je

me sens obligé de noter que l'exposition a pour commissaire générale une ancienne directrice

d'établissement public. De toute façon, comme l'a souligné Françoise Benhamou, la marge de

manoeuvre du ministère se réduit « face à la non-localisation des activités, au rôle central des

plateformes, à l'importance des effets de réseau et de l'exploitation des données ». Si le financement

participatif culturel témoigne d'un dynamisme encourageant13, la base de données Google Arts &

Culture n'est pas exempte de dangers pour les musées publics qui espèrent toucher virtuellement

des masses nombreuses. Le monde des conservateurs, dans les bibliothèques comme dans les

musées, perçoit sans doute difficilement la volonté totalisante des entrepreneurs américains14.

Tandis que la délégation au mécénat de la Bibliothèque Nationale invite le public à « adopter une

lampe, une table, une colonne » pour rénover la salle ovale du site Richelieu, la volonté des

municipalités de valoriser leur patrimoine culturel offre d'autres espoirs pour l'avenir17

Les spécialistes s'enflamment autour de la question « Quelle politique pour la culture ? » Grâce à

Philippe Poirrier, nous disposons déjà d'un volume présentant, sous ce titre, un florilège de ces

débats enrichi de deux beaux volumes des Doc'en poche de La Documentation Française : une

tentative de quadrature du cercle tentée, en 2015, par Françoise Benhamou dans Politique

culturelle, fin de partie ou nouvelle saison ? et les textes essentiels rassemblés dans Les politiques

de la culture en France (2016). Ce volume s'achève par la réponse de la deuxième ministre de la

Culture du quinquennat, Madame Fleur Pellerin, aux tragiques attentats du 13 novembre 2015 par

13 La Gazette Drouot, n° 31 du 16 septembre 2016 rappelle l'existence du guide d'Anaïs Del Bono et Guillaume

Maréchal, Le financement participatif culturel publié en mars 2016.

14 Voir l'analyse publiée dans Le Monde des 13-14 novembre 2016.

17 Voir Le Figaro du 23 octobre 2016

lesquels Daesh a voulu frapper la France à Paris dénoncée comme la « capitale des abominations et

de la perversion ». S'agissant particulièrement des massacres au Bataclan, le communiqué des

terroristes se félicitait d'avoir frappé les « centaines d'idolâtres (rassemblés) dans une fête de la

perversité ». La ministre rappela alors que « la culture a l'immense pouvoir de donner de la

profondeur à nos vies et de nous relier, par-dessus-tout, malgré tout, en dépit de tout, les uns aux

autres ». Elle soulignait que le pouvoir de la culture est insupportable à Daesh : « Insupportable de

liberté, d'ouverture, de mixité, d'inattendu, d'élévation. Insupportable de joie, de beauté, de plaisir,

de douceur, de consolation ». Elle revendiquait la culture comme « une arme de destruction massive

contre l'obscurantisme (…) une arme d'émancipation massive contre la servitude ». Annonçant le

combat de la lumière contre l'obscurité, elle le déclarait gagné « avec l'insolence de l'imagination,

l'intelligence du regard, le désir d'inconnu, la résilience du rire, l'incoercible pulsion de vie ».

Malgré sa hantise du néant et son rêve de la venue d'un prophète qui aurait affirmé qu'il n'y en avait

pas, Malraux, défenseur ardent de la liberté, eut applaudi à ces mots. Lorsque l'on commémora les

trente ans de son ministère, il avait été indiqué aux participants aux débats qu'ils ne pouvaient avoir

« pour but de mettre en cause le bien fondé des politiques culturelles évoquées »15. Le colloque du

cinquantenaire s'est heureusement éloigné de cette position sectaire19. On doit espérer que les

discussions d'aujourd'hui iront dans le même sens puisque nous savons tous, grâce à Marc Bloch,

qu'il faut « que chacun dise franchement ce qu’il a à dire (afin que la vérité puisse naître) de ces

sincérités convergentes »16. En la matière la nécessité de s'interroger sur les trop faibles liens entre

Culture et Éducation Nationale est aussi évidente que le questionnement sur les relations culturelles

avec l'étranger. L'appareil diplomatique français a gardé un goût de superbe isolement et ce qu'un

haut fonctionnaire a critiqué : la vision élitiste et l'absence de mutualisation européenne.

Dans la véritable leçon inaugurale que prononça Antoine Compagnon à l'automne 2009, il a

souligné que les charges fixes du ministère paralysaient son action tandis que les collectivités

locales contribuaient autant que l'État au financement de la Culture. Il a surtout mis en lumière

l'échec du premier objectif de Malraux puisque l'inégalité d'accès à la Culture n'a pas été

sensiblement réduite – le refus de l'éducation artistique apparaissant comme une faute originelle ;

15 Lettre d'Augustin Girard, adressée à quelques participants aux journées du 30ème anniversaire, citée en introduction du texte « l’État et le

gouvernement des affaires culturelles de 1959 à 1974 », in Les cahiers français, n°263, Culture et Société, mars-avril 1993, Paris, La

Documentation Française, p.18. C'est ce choix qui conduisit AG à m'écarter des débats de 1989. J'ai pu faire valoir mes arguments dès 1990,

dans Vingtième siècle. Revue d'histoire, par l'article « Des Beaux-Arts aux Affaires culturelles. Les entourages d'André Malraux », pp. 29-40. 19

Elle s'est poursuivie au premier colloque sur la politique culturelle au temps de Jacques Duhamel. Comme j'avais tenté de dire que, dans les saisons

ministérielles de Duhamel et de Druon, le printemps chronologique du second ne faisait pas le poids face à l'hiver de Duhamel, vrai printemps

culturel auquel Jacques Rigaud apporta toute son énergie, mon texte fut censuré pour ne pas irriter le secrétaire perpétuel de l'Académie Française et

son ancien directeur de cabinet, le baron Dominique Le Vert.

16 L’étrange défaite, éditions du Franc Tireur, 1946, p.44.

le flottement relatif à l'audience de notre patrimoine culturel, à la fois à cause des mécanismes de

l'action culturelle française à l'étranger et de la relative délégitimation de la culture nationale prise

en tenaille entre culture globale et cultures périphériques (locales ou de groupes sociaux) ;

l'équivoque de la troisième visée de juillet 1959 puisque favoriser la création des oeuvres de l'art et

de l'esprit, c'était faire un ministère des artistes, un ministère de clientèles finalement peu soucieuses

de l'élargissement des publics.

En introduisant notre colloque, Michel Schneider qui fut directeur de la Musique au ministère dans

les années Lang, après Maurice Fleuret, nous disait que « ce qui reste de Malraux c'est sa folie ». Il

y a aussi son ministère et c'est parce que son premier titulaire reste un totem qu'un ministère de la

Culture persiste. Il y aura 70 ans en janvier prochain, il dénonçait les concours de bonnes

intentions. Il récusait l’idée que le gouvernement idéal serait « celui d’une entreprise de sondages

qui aurait le mieux découvert les aspirations des citoyens ». Chaque ministre a cette tentation tandis

qu'il est confronté à des contraintes budgétaires et à celles de la politique générale. Il lui faut donc

méditer une autre des très nombreuses formules de Malraux : Occuper le pouvoir, c’est jouer le

présent. L’exercer, c’est jouer le destin, donc l’avenir.

Toutefois, il ne faut sans doute pas que celles et ceux qui prennent sa suite pour jouer l'avenir soient

aussi obsédés que lui par la mort et ne se disent pas séparés de la jeunesse. Malraux l'était

tragiquement par la mort de ses fils mais aussi par son pessimisme sur le devenir de l'Europe et

d'abord de la France. Il n'a pas craint de prétendre que le président de Gaulle avait dressé à bout de

bras le cadavre de la France « en croyant, en faisant croire au monde, qu'elle était vivante ». On peut

lui préférer la pensée gaullienne sur la nation, redressée de siècle en siècle par le génie du

renouveau. La culture est assurément l'un de ses moyens et les décideurs publics peuvent s'inspirer

d'une récente affirmation du mécène Marc Ladreit de Lacharrière : « l'art est la meilleure réponse à

l'ignorance »17.

Les risques d'un ministère-gadget

Au début du 21ème siècle, le diagnostic le plus sévère sur l'administration de la Culture est sans

doute celui de Catherine Tasca : la succession rapide des titulaires du portefeuille réduit le

ministère à un rôle de gadget ! Mais l'ombre de Malraux continue de grandir celles et ceux qui

viennent s'asseoir dans son fauteuil du Palais Royal. Depuis 2007, cinq ministres – quatre femmes

et un homme – ont eu ce privilège. On doit au président Sarkozy la parité en ce domaine puisqu'à

Christine Albanel, ancienne conseillère culturelle du président Chirac, a succédé Frédéric

Mitterrand, passionné de transmission culturelle. Ni l'une ni l'autre n'ont empêché la fin d'une

équation qui voulait qu'à droite soit défendue une culture élitaire et à gauche une culture populaire.

17 Voir Le Monde daté 20-21 novembre 2016.

En effet, se réclamant des valeurs de la droite, Nicolas Sarkozy n'a pas hésité à « manifester son

indifférence, voire son mépris, pour la culture cultivée ». Il co-signa à l'intention de sa ministre,

avec François Fillon, son seul premier ministre, une longue lettre de mission qui privilégiait la

culture des résultats. L'ère Malraux y était disjointe d'un second cycle politique qui comptait des

succès et des ratés énumérés comme suit : « un déséquilibre persistant entre Paris et les régions, une

politique d'addition de guichets et de projets au détriment de la cohérence d'ensemble, une prise en

compte insuffisante des publics et surtout l'échec de l'objectif de démocratisation culturelle ».

Sarkozy et Fillon proclamaient leur volonté « d'adapter l'ambition d'André Malraux au XXIème

siècle ». Ils distinguaient comme missions de leur ministre : la démocratisation culturelle,

l'éducation artistique à l'école avec un « enseignement obligatoire d'histoire de l'art », une offre

culturelle plus dense des télévisions publiques « fondée sur des programmes populaires de qualité

aux heures de grande écoute ». Ils estimaient que la révolution numérique devait être « l'occasion de

conduite un public toujours plus nombreux vers le patrimoine culturel français et de langue

française, et vers la création contemporaine ». Ils reconnaissaient l'existence des industries

culturelles en rappelant que la culture « ne saurait être soumise aux seules lois de l'argent et du

profit » mais les deux têtes de l'Exécutif demandaient « une réflexion sur la possibilité pour les

opérateurs publics d'aliéner des oeuvres de leurs collections » !

Lorsque MM. Sarkozy et Fillon insistaient « sur le fait qu'un bon ministre ne se reconnaîtr(ait) pas à

la progression de ses crédits, mais à ses résultats et à sa contribution à la réalisation du projet

présidentiel », leurs mots n'étaient pas loin de la pensée qui allait conduire l'action du président

François Hollande à partir de mai 2012. Il a procédé à trois nominations de femmes au portefeuille

culturel, Mesdames Aurélie Filipetti, Fleur Pellerin et Audrey Azoulay mais le budget culturel a lui

aussi subi les contraintes de la rigueur alors même que les pesanteurs des structures perduraient.

Madame Filipetti vient de le rappeler : trois institutions parisiennes mobilisent plus de la moitié du

budget de l'État pour la Musique. Face aux géants d'internet, nos dirigeants n'en peuvent mais

comme l'illustre la vente au enchères de centaines de noms communs, dans toutes les langues, par

l'organisme américain qui gère ce pactole potentiel. Comme l'a écrit naguère Arthur Dreyfus à

Dominique Fernandez : la technologie a tout transformé ; en ton temps, une chambre était une

chambre et l'échappatoire ne pouvait être que le livre ; enfermé, ma porte de sortie se nommait

téléphone ou ordinateur : avec eux, j'avais accès au monde !

Relier le citoyen, la démocratie et l'art demeure un objectif qui, pour les ministres, s'apparente

probablement parfois au mythe de Sisyphe mais je crois que chaque successeur de Malraux est

heureux de monter son rocher au plus haut. Notre présidente de séance va pouvoir nous redire les

convictions qui l'animaient en 2012 et peut-être accepter de nous révéler le regard qu'elle porte sur

les actions de celles qui lui ont succédé. Demain, Madame Audrey Azoulay a choisi de déléguer un

de ses collaborateurs pour apporter le salut de l'actuelle ministre à ce colloque placé sous le haut

patronnage du président de la République. Ce sera sans doute pour nous l'occasion d'entendre un

nouvel éloge de celui qui, voici 20 ans, a pris place dans le Panthéon de la République. Mais nous

n'ignorons pas que le chef de l'État, parmi les propos qu'il n'aurait peut-être pas dû dire, a lancé à sa

deuxième ministre de la Culture et de la Communication : Va au spectacle ! « Tous les soirs il faut

que tu te tapes ça. Et dis que c'est bien, que c'est beau. Ils veulent être aimés ». Ces libres propos,

saisis par le documentariste Yves Jeuland, sont apparus à certains comme une scène pathétique18.

On peut avoir envie de n'y voir que l'esprit de malice du président. Dans la même veine, remettant

la croix d'officier de la Légion d'Honneur au prix Nobel de littérature Patrick Modiano, il énonça,

en présence de Fleur Pellerin, la ministre que les médias avaient pris au piège de sa méconnaissance

des ouvrages modianesques : vous êtes un écrivain, je le dis pour celles et ceux qui ne connaissent

pas vos livres. Mais François Hollande est de son siècle ; il est absorbé par les nécessités de la

communication et des informations en continu. Passionné de matchs de football comme son

successeur, le président Nicolas Sarkozy a tenu lui aussi à afficher un certain mépris pour la culture

classique. Ainsi, il nia l'intérêt de connaître Magdeleine de La Fayette et sa princesse de Clèves, lui

assurant d'ailleurs une publicité extraordinaire. Grâce aux récitations apprises jadis dans mon lycée

de Rennes, je puis ce soir vous faire goûter le subtil plaisir de cette auteure qui sut écrire de son

héroïne : « elle était bien aise de lui accorder une faveur qu'elle lui pouvait faire sans qu'il sut même

qu'elle la lui faisait ».

Culture ou barbarie ?

Au pied d'une des statues qui, sous les salons dorés du ministère, rendent un hommage intemporel à

Malraux, on peut lire sur une plaque de bronze : « l'homme que l'on trouvera ici, c'est celui qui

s'accorde aux questions que la mort pose à la signification du monde ». Il y a évidemment un écart

abyssal entre ces mots et ceux que les deux derniers présidents de la République ont employé par

rapport à l'action culturelle. Comme Fleur Pellerin, ils pensent que ce sont les pratiques culturelles

spontanées qui peuvent conduire le public vers les arts. La culture ne saurait être une faveur, elle est

un droit même si Malraux considérait, avec un certain pessimisme, que tous les individus ne

cherchaient pas à l'exercer. Voyons cependant des raisons d'espérer dans la participation françaisd

au « fonds international dédié à la protection du patrimoine en danger dans les zones de conflit ».

Les totalitaires s'attaquent aux oeuvres d'art, témoignant de leur force.

18 Analyse d'Éric Conan dans Marianne (23-29 octobre 2015), p. 8.

Il importe qu'en face des nouveaux barbares, l'opposition à leur sectarisme s'organise autour de

décideurs animés du sens de l'intérêt général. Après la fondation Vuitton, le musée que va financer

François Pinaut au coeur de Paris laisse espérer que le rayonnement culturel de notre capitale peut

encore grandir. En vérité, je crois que les mots les plus lucides sur ce ministère au sein duquel je

suis heureux d'avoir accompli toute ma carrière administrative, ce sont ceux énoncés par Jean-Paul

Aron pour qui le ministère de la Culture était LE MINISTÈRE DE l'AIR DU TEMPS. Et nous ne

pouvons que constater la part de vérité contenue dans des propos du galériste Daniel Templon : «

Le marché de l'art français est à l'image de la France qui a du mal à être de son temps »19Le temps

est plus à la communication qu'à la Culture. C'est un fait et aucun responsable politique n'a jamais

condamné clairement le responsable de TF1 qui avait dit que sa mission était de livrer aux

publicitaires du temps de cerveau disponible.

Pour être culturel, le marketing n'en reste pas moins ce qu'il est : « l'art, la manière et la technique

de provoquer les désirs, de les additionner, d'en créer d'inédits, de plus intenses, de plus neufs, que

l'on assouvira en contre partie d'une somme d'argent variable – autrement dit : d'avoir des quantités

de choses qui donnent envie d'autre chose »20. Alors que les tenants de l'extrême-droite proclament

résistants à l'ordre établi ceux qui se battent contre la déferlante migratoire et construisent une

politique culturelle identitaire, réduite à des fêtes du cochon et à la glorification des traditions

populaires où, dans des crèches municipales, se tiennent des mages blancs 21, on voudrait que

l'équipe de Télérama soit entendue et suivie quand elle lance, à travers la France, les États généreux

de la Culture. On a envie de voir un réveil des promesses culturelles dans la constitution, à Paris,

d'une Cité du Théâtre, dans la diversification du recrutement de l'école nationale des Beaux-arts26,

dans le développement des classes connectées qui sont un reflet-relais d'espoirs énoncés par

Malraux à la fin des années 40. On aimerait que les décideurs culturels n'oublient pas le sens

profond constant des propos d'Andté Malraux : exaltation de la culture qui a fait de l'homme « autre

chose qu'un accident de l'univers, affirmation du trésor d'un domaine de formes qui constitue la

première civilisation mondiale, nécessité d'une conquête de la culture, héritage de la noblesse du

monde, fraternité des cultures, devoir des États de servir l'esprit en l'apportant à chacun et en

soutenant des usines du rêve producteur d'esprit.

19 Beaux Arts magazine, n° 384, juin 2016, p. 98.

20 Arthur Dreyfus dans Correspondance indiscrète, Grasset, 2016, pp. 70-71.

21 Marianne, 10-16 juin 2016 : « enquête dans les villes FN, La culture oui, mais identitaire » (pp. 70-74).

26 Voir Le Monde, numéros des 25/10, 15/11 et 1/12 2016 27 Les Noyers de l’Altenburg, II,1 in O.C.,II,

p.665.

Esprit éclairé, Jacques Attali était de son temps et du temps du disparu qu'il saluait en lançant face

au cercueil de Coluche, salut ma poule ! On permettra au sexagénaire que je suis – et qui se

souvient des larmes que versait un étudiant américain écoutant l'éloge funèbre de Jean Moulin de

préférer toutes les images que, par sa parole, Malraux a su faire surgir, « des images assez

puissantes pour nier notre néant »27. Parmi ces mots imagés, permettez-moi de vous rappeler ce

soir - et la péroraison de l'hommage à Le Corbusier : Adieu mon vieux maître et mon vieil ami,

voici l'eau sacrée du Gange et la terre de l'Acropole ;

et les presque derniers mots lancés en mémoire des maquisards des Glières, face au

monument de Gilioli avec son aile amputée de combat et son aile d'espoir :

Dormez bien. Dormez sous la garde de la solennité de ces montagnes. Elles ne

soucient guère des hommes qui passent. Mais, à ceux qui vivront ici, vous aurez

enseigné que toute leur solennité ne prévaut pas sur le plus humble sang versé quand

il est un sang fraternel...

C'est bien à la culture de la fraternité que Malraux continue à nous appeler et nous devons

nous en réjouir, comme des mots de notre présidente au forum Avenir de la Culture,

avenir de l'Europe : « La culture réunit, la culture libère (…) La culture est le terreau

d'une citoyenneté enthousiaste (…) celle d'une terre d'accueil, d'échanges et de dialogue

»22. Le cinéaste turc Emin Alper vient de souligner que l'art pouvait rester un rempart

contre l'oppression même s'il a énoncé lucidement que « l'art et la culture ne peuvent offrir

de garanties pour sauver nos libertés » en ajoutant : « la science, l'histoire, l'expérience et

la raison ne le peuvent pas non plus ».

Puisse cependant vivre longtemps le souhait du poète Jean Cassou - également fondateur

du musée d'Art moderne après le dernier conflit mondial où il fut, dans la région de

Toulouse, un héroïque Commissaire de la République : Que la France continue de

présenter au monde, la radieuse figure des espoirs de l'homme.